Le lent poison des déchets radioactifs oubliés du PNGMDR qui contaminent les sols français

12/06/2019 23:13

En France, 200 millions de mètres cubes de résidus à vie longue n’ont pas de filière de gestion. Seuls 1,6 million de mètres cube sont pris en charge par l’Andra.

Par Pierre Le Hir , le MONDE

Devant le stade municipal de la petite ville de Gueugnon (Saône-et-Loire), une esplanade goudronnée, entièrement vide, est ceinturée d’un grillage métallique haut de deux mètres. « Accès interdit », annonce en lettres rouges un panneau. Sur cet ancien terrain vague, la commune avait prévu d’aménager un parking pour les jours d’affluence. Car le Football Club de Gueugnon a eu son heure de gloire : champion de France de deuxième division en 1979, vainqueur de la coupe de la Ligue en 2000 face au PSG.

Là, sous le bitume, reposent plus de 20 000 tonnes de déchets radioactifs déversés par une ancienne usine de traitement de minerai d’uranium, exploitée, de 1955 au début des années 1980, par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), puis par la Cogema, devenue Areva et aujourd’hui Orano.

« A certains endroits, ça crache ! Les émanations de radon [un gaz cancérigène formé par la désintégration de l’uranium] sont énormes », affirme le physicien Roland Desbordes, porte-parole et ancien président de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), qui a mené plusieurs campagnes de mesures.

Fermé au public depuis 2009, le terrain n’a longtemps été gardé que par de simples barrières. En octobre 2018 encore, lors d’un match, des dizaines de supporteurs y ont pénétré pour se garer. Ce n’est que début 2019 qu’a été posé un grillage et que le site a été intégré à une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), englobant une ancienne sablière où ont été transvasées 220 000 tonnes de boues uranifères, recouvertes d’une butte de terre. Sans que nul ne s’en émeuve à l’époque. Au point qu’avait été aménagé, tout autour, un parcours de santé démonté depuis.

« Informations tronquées et tendancieuses »

Le cas de Gueugnon est loin d’être isolé. Entre 1947 et 2001, près de 250 gisements d’uranium ont été exploités dans l’Hexagone, pour la fabrication de l’arme atomique puis l’alimentation en combustible des réacteurs nucléaires.

Ils ont laissé comme héritage 51 millions de tonnes (environ 40 millions de mètres cubes) de résidus stockés dans les enclaves minières, mais aussi 170 millions de tonnes (plus de 100 millions de mètres cubes) de stériles : des roches extraites pour accéder au minerai, qui contiennent des métaux lourds radioactifs. Ces stériles ont été entassés çà et là en « verses », lorsqu’ils n’ont pas été réutilisés, sans autre précaution, pour remblayer des chemins, aménager des terrains de sport, voire servir de soubassement à des habitations.

De ces montagnes de résidus, il n’y a pourtant pas trace dans les documents d’information mis à la disposition du public, dans le cadre du débat en cours sur le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR). Du moins pas dans les documents les plus accessibles, comme la synthèse du dossier coproduit par le ministère de la transition écologique et solidaire et par l’Autorité de sûreté nucléaire. On y lit qu’« à la fin 2017, toutes catégories confondues, le stock de déchets radioactifs est d’environ 1,6 million de mètres cubes ». Un chiffre tiré de l’inventaire établi par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et repris dans toutes les publications officielles.

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« Contrairement à ce qu’affirme le dossier, le stock n’est pas de 1,6 million, mais de l’ordre de 200 millions de mètres cubes », s’étrangle Corinne Castanier, responsable de la réglementation et de la radioprotection à la Criirad. Laquelle a décidé de boycotter le débat public, pour protester contre « des informations tronquées et tendancieuses ».

Parmi les déchets radioactifs « oubliés » figurent donc les rebuts des activités minières et les stériles uranifères. S’ajoutent 50 millions de mètres cubes de déchets à radioactivité naturelle élevée : des substances contenant des radionucléides et générées par de multiples activités, comme la production d’engrais ou d’alumine, la combustion de charbon dans les centrales thermiques, ou encore l’industrie du zirconium (utilisé dans la métallurgie, la pétrochimie, la cimenterie ou la fonderie). S’ajoutent encore 282 000 mètres cubes de déchets produits par l’usine de purification du minerai d’uranium d’Orano, à Malvési (Aude) : des résidus de traitement entreposés dans des bassins de décantation.

Dix-sept sites de stockage

Comment justifier une omission aussi massive ? « Le dossier des maîtres d’ouvrage est de leur responsabilité, se défend la magistrate Isabelle Harel-Dutirou, qui préside la commission du débat sur le PNGMDR. Notre rôle est de veiller que grâce au débat, l’information du public soit complète, sincère et accessible. Les rencontres thématiques permettront de traiter de tous les types de déchets radioactifs. »

L’inventaire de l’Andra précise en réalité que le chiffre de 1,6 million correspond aux « volumes de déchets déjà stockés ou destinés à être pris en charge par l’Andra ». Si l’on prend la peine de le lire de façon exhaustive, on y trouve bien le recensement détaillé – catégories, volumes, localisations – de tous les autres déchets, présentés comme des « cas particuliers » ou des « situations historiques ».

« La mission que la loi a confiée à l’Andra est d’une part d’inventorier l’ensemble des déchets radioactifs présents sur le territoire national, d’autre part de gérer les déchets de haute et moyenne activité à vie longue [les plus dangereux, destinés à rejoindre le centre de stockage géologique de Bure dans la Meuse] et ceux en cours de production. Pas les déchets historiques déjà stockés sur des sites qui font tous l’objet de surveillance et de contrôles », explique Soraya Thabet, chargée de cet inventaire.

Inventaire des déchets radioactifs en France à fin 2017. Andra

Les résidus générés par le traitement du minerai d’uranium sont ainsi regroupés dans dix-sept sites de stockage, pour l’essentiel dans le centre de la France, au sein d’ICPE placées sous la responsabilité d’Orano. L’industriel effectue chaque année 30 000 analyses de l’air, de l’eau, de la végétation et de la chaîne alimentaire, indique Jean-Michel Romary, directeur du démantèlement et des déchets. Pour les stériles uranifères, il assure aussi « une mission de service public » : il en a fait, entre 2009 et 2013, la cartographie par survol aérien et il consacre 1 million d’euros par an à assainir les sites où la radioactivité est la plus élevée.

750 000 ans pour disparaître

Orano est également responsable des déchets accumulés dans son usine de Malvési. Ceux produits à l’avenir, en volume fortement réduit grâce à de nouveaux procédés de traitement dans lequel le groupe a investi plus de 100 millions d’euros, seront en revanche pris en charge par l’Andra. Quant aux déchets à radioactivité naturelle élevée, ils sont tout simplement stockés sur leurs lieux de production, dans plusieurs dizaines de dépôts localisés notamment dans le nord, le sud et l’ouest de l’Hexagone. Voire, dans certains cas, dans des stockages de déchets conventionnels.

Récupérer les quelque 200 millions de mètres cubes de résidus radioactifs qui échappent aux filières de gestion de l’Andra, les conditionner et les transférer vers des centres de stockage, qu’il faudrait construire à grande échelle, serait un chantier colossal au coût faramineux. Le résultat – on le constate en superposant les cartes de tous les dépôts – est que la quasi-totalité de l’Hexagone est contaminée par un poison lent.

Ces déchets sont, en effet, de très faible ou de faible activité, mais à vie longue, et même très longue : on trouve, par exemple, dans les résidus de traitement de l’uranium, du thorium 230 qui n’aura disparu, par désintégration, qu’au bout de 750 000 ans.

A Gueugnon, comme pour les autres sites miniers, c’est ce qui inquiète Roland Desbordes. « Les niveaux de radioactivité restent faibles, mais ils peuvent présenter un risque pour la santé et l’environnement, estime-t-il. Le site est aujourd’hui clôturé et surveillé, avec des garanties financières sur trente ans. Mais qu’en sera-t-il sur le long terme ? Qui assurera l’entretien et le contrôle ? Et qui paiera ? »

Pierre Le Hir