«La faillite d'EDF c'est par ici», «Sortez du nucléaire !» : parcours fléché et slogans antinucléaires de rigueur, une trentaine de militants de Greenpeace en gilet de chantier jaune fluo s'étaient invités ce mardi matin devant le siège parisien de l'électricien, rue de Wagram, bien décidés à se faire entendre pour la présentation des résultats annuels.

Passé le cordon de CRS et de gros bras maison, l'ambiance était plus feutrée dans la salle de presse, quoique moyennement à la fête. Costumes gris et sourires un peu figés, Jean-Bernard Lévy, le big boss d'EDF, et Xavier Girre, son directeur financier, avaient la lourde tâche de défendre contre vents et marée la «performance solide» de l'entreprise en 2016 et sa «bonne trajectoire» pour les années à venir. Tout ça alors que les résultats financiers du géant français de l'énergie n'ont sans doute jamais été aussi fragiles et sa situation comptable aussi tendue.

Passé maître dans l'art de positiver un bilan financier qui inquiète jusqu'à l'Etat actionnaire, Jean-Bernard Lévy a vendu l'exercice écoulé comme «l'année où nous avons rencontré bien des obstacles mais surmonté la plupart des difficultés dans un marché en plein bouleversement». De fait, en 2016, EDF a vu son chiffre d'affaires reculer de 5,1 % à 71,2 milliards d'euros du fait du double effet kiss cool de la baisse des prix de gros de l'électricité (qui sont passés en deux ans de 40 euros à 28 euros le mégawatt/heure) et de l'arrêt, cet automne, de 18 réacteurs nucléaires sur 58 pour cause de contrôles de sûreté exigés par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) après la découverte «d'anomalies» dans la composition de l'acier de générateurs de vapeur forgés par Areva au Creusot.

Le gendarme de l'atome a certes autorisé le redémarrage de la plupart de ces réacteurs début décembre, mais la paralysie qui a affecté plusieurs grosses centrales (Civaux, Bugey, Dampierre, Gravelines, Saint-Laurent des Eaux, Tricastin…) pendant plusieurs semaines a fait plonger la production nucléaire de l'électricien : cette dernière est tombée à un plus bas quasi-historique de 384 terrawatts/heure (TWh) l'an passé contre un peu plus de 416 TWh en 2015. De l'aveu de l'homme des finances, Xavier Girre, «cet écart a coûté 1,6 milliard d'euros à l'entreprise», entre l'électricité qui n'a pas été vendue aux clients et celle qu'il a fallu acheter à prix fort à l'étranger pour compenser.

Le poids de la dette

Conséquence directe de cette baisse de tension nucléaire, EDF a vu un autre indicateur clé de sa santé financière chuter dans les mêmes proportions : le résultat brut d'exploitation (Ebitda pour les intimes) a décliné de 6,7% à 16,4 milliards d'euros. C'est un peu mieux que ce que les analystes attendaient (avec un consensus à 16,2 milliards) mais cela reste inquiétant pour ces derniers, car l'Ebitda permet de mesurer la capacité de l'entreprise à rembourser son énorme endettement.

«Nous avons stabilisé notre dette nette à 37,4 milliards d'euros en 2016, alors qu'elle augmentait tous les ans», s'est félicité Lévy. Mais Greenpeace, qui préfère compter en dette brute, n'est pas du même avis : «La dette accumulée par EDF avec les rachats toxiques de Constellation aux Etats-Unis ou de British Energy outre-Manche, et le dérapage du chantier de l'EPR à Flamanville, dont le coût a été multiplié par trois, s'élève en fait aujourd'hui à près de 75 milliards d'euros», estime Florence de Bonnafos, chargée des questions financières chez Greenpeace. Selon l'ONG, l'entreprise EDF est au bord de l'asphyxie financière car, faute d'argent dans les caisses, il lui faut refinancer sa dette d'année en année en réempruntant sur les marchés. Et de fait, dans les comptes d'EDF, le «free cash flow» – la trésorerie réellement disponible – est encore dans le rouge de 1,565 milliard d'euros en 2016.

Malgré tout, EDF est parvenu à dégager l'an dernier un résultat net part du groupe de 2,9 milliards d'euros, soit plus de deux fois plus qu'en 2015. Ce qui fait dire à son PDG que «cette année encore, EDF est rentable quand tous ses concurrents européens ont enregistré des pertes». Mais à y regarder de plus près, EDF arrive à afficher ces quelques 3 milliards d'euros de profits en 2016 grâce à un tour de passe-passe financier : moins de dépréciations d'actifs que l'année d'avant et l'allongement de quarante à cinquante ans de la durée de vie de ses centrales nucléaires dans ses livres de comptes.

Un sacré pari puisque que d'une part, c'est l'ASN qui autorisera ou non cette prolongation de l'autorisation d'exploitation centrale par centrale ; et que d'autre part, la loi sur la transition énergétique prévoit en théorie de ramener la part du nucléaire dans la production électrique française à 50 % d'ici 2025. Manifestement, EDF mise sur une nouvelle majorité présidentielle qui enterrera définitivement cette promesse de François Hollande.

Le champion français de l'atome aurait tort de se priver quand on sait qu'aujourd'hui, seule la fermeture de Fessenheim est prévue pour fin 2018. Une centrale sacrifiée sur dix-neuf au total ? Cela laisse de la marge au lobby de l'atome. D'autant que l'EPR de Flamanville doit entrer en service au même moment. Enfin, si tout va bien. Car l'ASN doit dire d'ici fin juin si le métal dans lequel a été forgée la cuve de ce réacteur de nouvelle génération est bien conforme aux exigences de sûreté. Jean-Bernard Lévy a dit avoir «toute confiance» à ce sujet.

Mur d'investissements

Au bout du compte, EDF promet un retour à meilleure fortune pour 2018, qui sera selon lui «l'année du rebond». Car pour 2017, ce sera encore la soupe à la grimace pour les financiers : le groupe s'attend à un exercice «difficile» avec un Ebitda qui va fondre dans une fourchette comprise entre 13,7 et 14,3 milliards d'euros. La nouvelle n'a pas vraiment plu à la Bourse de Paris, où l'action EDF décrochait de 2% ce mardi. En cause, des prix de gros de l'électricité qui vont rester bas l'an prochain et une production nucléaire qui ne dépassera pas 390 à 400 TWh pour cause de nouveaux arrêts de réacteurs pour maintenance.

Jean-Bernard Lévy estime qu'«EDF reste une entreprise extrèmement solide». Mais l'est-elle assez pour faire face au mur d'investissements qui attend le groupe ? Entre les travaux de «grand carénage» pour prolonger la durée de vie de ses centrales, le démantèlement de ses vieux réacteurs ou encore le projet des deux EPR britanniques d'Hinkley Point, EDF va devoir investir au total plus de 165 milliards d’euros d’ici 2025, soit plus de 15 milliards par an, estime Greenpeace…

EDF admet de son côté 10 milliards d'euros d'investissement annuel et met en avant son plan d'économies d'1 milliard d'euros d'ici 2019, qui va notamment se traduire par 5 000 suppresions de postes (sans licenciements). Etude à l’appui, Greenpeace estime qu'il manque aujourd'hui au moins 50 milliards d'euros dans les caisses du groupe pour payer l'addition à venir du nucléaire et parle en conséquence de «faillite» potentielle. Evidemment, EDF dément et défend mordicus la sincérite de ses comptes.

Pour boucler ses fins de mois d'ici 2018, EDF va heureusement pouvoir compter sur une augmentation de capital de 4 milliards d'euros qui devrait être bouclée d'ici la fin du premier trimestre. L'Etat actionnaire, qui détient 85,6% de l'entreprise, y souscrira à hauteur de 3 milliards. Oui, mais après ? «EDF n'est plus en mesure de générer le cash nécessaire pour financer sa fuite en avant dans le nucléaire, le groupe court à la faillite. La seule conclusion qui s'impose, c'est sortir de l'atome pour réinvestir massivement dans les énergies renouvelables qui sont aujourd'hui moins chères et moins risquées», tranche sans surprise Cyrille Cormier, chargé de campagne Energie chez Greenpeace.

Mais EDF n'en prend pas vraiment le chemin. En 2016, les éoliennes et autres fermes solaires d'EDF Energies Nouvelles n'ont contribué qu'à hauteur de 1,1 milliard d'euros aux 71 milliards de chiffre d'affaires du groupe. Et Jean-Bernard Lévy continue à vanter «l’apport inestimable du nucléaire» qui fournit à la France 76% de son électricité «à un prix compétitif» et «des emplois industriels qui se font rares ailleurs». Pour lui, l'après-nucléaire n'est pas pour demain. Enfin, sauf accident.

Jean-Christophe Féraud